Voix de doctorant.e.s – #1 La transformation des zones d’activités à dominante commerciale au prisme des questions d’urbanité. (Xavier André)
Xavier André, doctorant au laboratoire ESO (Le Mans)
Cette thèse menée au sein du laboratoire ESO Le Mans UMR CNRS 6590, co-financée par la région Pays de la Loire et Le Mans Université, se place dans le contexte d’un renforcement des politiques publiques quant à la mutation des entrées de villes à dominante commerciale[1]. L’objectif d’en faire des « lieux de vie » (2023) nous amène à questionner les ambitions de transformations au regard de l’urbanité des habitants, ces derniers restant encore peu pris en compte dans le réaménagement des pôles de la chalandise suburbaine (Gasnier, 2019).
L’urbanité est définie par F. Choay (1994) comme « l’ajustement réciproque entre une forme de tissu urbain et une forme de convivialité », et par M. Lussault (2003) comme « une façon d’être à la ville et de faire la ville ». Aussi, ces deux définitions nous conduisent à aborder ce concept socio-spatial comme opérant entre trois composantes en interrelations, dont le (co)habiter des individus et des groupes sociaux est le dénominateur commun, comme illustré ci-dessous. Replacer l’urbanité au cœur d’une production urbaine qui, in fine, a vocation à être le support d’une vie sociale, constituera le parti pris téléologique d’une recherche sur le devenir de ces zones commerciales, où l’habitant, plus en tant qu’usager que consommateur, sera le référent subjectif d’expérience pour l’atteinte de critères objectifs de conception urbano-commerciale.
Aussi, la fragilisation des grands formats de périphérie (vacance commerciale structurelle et en hausse continue) indique une modification du rapport aux proximités (géographiques et sociales) dans les pratiques de chalandise[2] (Gasnier, Lemarchand, 2016), paradoxalement exacerbée par l’essor du e-commerce, qui dessine, avec la ville du quart d’heure, les petits formats et modes hybrides, les ambiances conviviales, l’aspiration à un commerce physique qui tisse des relations avec son territoire (Moati, 2014, Lemarchand, 2016, Gahinet, 2018) et le désir de pratiques combinées d’une « ville passante » (Mangin, 2008).
Le commerce étant « amplificateur de faits sociétaux plus larges » (Dugot, 2019) et les zones commerciales faisant système avec le modèle pavillonnaire, l’étude ciblera celles en continuité ou en rattrapage d’urbanisation plutôt que celles en isolat, car leur situation au potentiel d’interface lieu/ville/territoire les rend stratégiques pour une ville territoire de proximité (Allain, 2005) qui repousse le périmètre spatial et temporel d’efficience des mobilités décarbonées et des véhicules intermédiaires (Héran, 2022).
Aussi, nous postulons que les lieux de la grande distribution après avoir agi, dans un modèle dissocié de la ville et ses quartiers, en front pionnier de l’urbain diffus (Desse, 2001), pourraient s’accomplir en amorce et vitrine de la densification qui s’annonce dans la ville émergente (Dubois-Taine, Chalas, 1997).
Le modèle commercial fordiste, localisé, calibré et agencé pour le primat de la « ville circulante » (Juan, 2011), a recomposé la proximité commerciale par l’accès automobile (Péron, 2001). Il illustre la conception hygiéniste de l’urbanité, bridée par le courant moderne qui, empreint de séparation et spécialisation économico-spatiale, a mené à l’éclatement de la centralité en pôles monofonctionnels en périphérie, enclavés et obérés par l’infrastructure automobile (Mangin, 2004). Alors les ZAE à dominante commerciale, conçues avec des « dispositifs » (Agamben, 2014) sans qualité, élusifs de la pratique piétonne et sources de « sociabilité tiède » (Bordreuil, 1995), sont la partie visible d’un aménagement urbain appauvri, déterminant d’un habiter de flux, de distances et de frontières, générateur de temps émiettés et de fragmentation des parcours. Aussi, les requalifications menées à ce jour témoignent de l’inertie d’un zoning tributaire du seul objectif de « réenchantement » du consommateur, certes avec une esthétique actualisée, mais qui, sans logement, équipement ni transport, montrent des progrès limités en termes d’urbanité (Jehl, 2020).
Ce tropisme commercial univoque met en exergue la relation systémique de l’urbanité qui s’illustre par le fait que la réappropriation institutionnelle de l’urbanisme commercial périphérique (Gasnier, 2004) se heurte aux rigidités des procédés et des structures foncières, avec des partenariats encore timides sur ces terrains. Le monologue d’acteurs du commerce et de l’immobilier commercial tend alors à reproduire l’« artefact de lieu et d’urbanité » (Chivallon et al., 1998). Tandis que le développement d’une diversité et densité spatiale et sociale (gradient d’urbanité, Lévy et Lussault, 2003) résulterait d’un dialogue de compétences et de coopérations d’acteurs pour rapprocher valeurs économique et urbaine (Llorente et al., 2020).
Alors, face au besoin de déconstruire un modèle commercial zoné et les processus qui y ont mené, dans quelle mesure les questions d’urbanité, co-substantielles à la centralité et au commerce sont une ligne référente pour reconstruire des zones en lieux/quartiers vivants à l’aune des tendances dessinées pour demain par les usagers d’aujourd’hui ?
La ZAE à dominante commerciale peut-elle devenir un territoire de projet intégré dans la ville et dans l’urbanité des usagers urbains et périurbains ? Les entrées de ville en (re)structuration peuvent-elles constituer le terrain d’innovations urbaines et commerciales explorant des formes hybridées d’urbanité tissées entre ville consolidée et émergente, entre praticité et aménités, temps choisis et temps contraints, familiarité et altérité… ?
Nous avançons qu’au contraire du modèle d’urbanité moderniste basé sur la segmentation des espaces et des rythmes urbains, intégrer à la conception aménagiste une base sociale en termes d’attentes d’aménagements, d’équipements et d’ambiances voulues, perçues, représentées par les habitants serait source de modèle de complexification d’usage des zones en centre composite et appropriable. Aussi, considérer le potentiel de centralité (de la micro-centralité à la centralité métropolitaine) des pôles marchands, de flux automobiles et d’urbanité anonyme, revient à étudier les relations de proximité du commerce (réticulaire, aréolaire et verticale) aux fonctions et aménités urbaines, ses formes de densités, liens et porosités, qui, plus que la somme de ces éléments, des ambiances à l’offre urbaine, seraient leviers d’urbanité (Bourdin, 2007) conviviale en lien à un vécu de proximité qui semble attendue par les consommateurs.
La mise en centralité, un enjeu primordial pour une mue urbaine des zones commerciales (Gasnier, 2010) où les collectivités ont un rôle à jouer (transport, espace public, équipement…), est un défi pour un aménagement commercial appelé à se (re)négocier en termes spatial et partenarial afin de passer d’un urbanisme de l’offre à un urbanisme de la demande alors « adossé au lieu et sa fréquentation à venir » (CGEDD, 2016). Aussi, nous faisons l’hypothèse que l’urbanité pensée au travers des modes de socialisation-sociabilité-mobilités, dans une démarche exploratoire, préparatoire et continue, peut constituer un axe de médiation pour conjuguer les intérêts d’acteurs décideurs dans des processus aménagistes multifonctionnels et orientant la mise en récit des transformations (marketing territorial) vers des modèles post fonctionnalistes d’immobilier commercial, résidentiel et d’activité appelés à se réinventer conjointement et collectivement pour générer de nouvelles proximités habitantes en portes d’agglomération et induire un renouvellement de la valeur économique intrinsèque à ces espaces.
La méthode de recherche par notre concept d’urbanité, orientée sur la relation entre fabrique urbaine et vécu urbain, entre capital spatial, dimension sociale (attentes et perceptions) et dimension aménagiste (leviers et conception), devra construire des ponts entre théorie et expérimentation au regard de la création d’une proto-centralité : – d’abord au travers d’un benchmark des mutations engagées de zones commerciales, du point de vue des intentions, méthodes et formes de montages d’opérations nouvelles (ou pas) – puis avec une analyse prospective diachronique entre Ode à la Mer à Montpellier et la zone Nord du Mans qui constituera un cadre d’avant-projet. L’analyse territoriale tendra vers un fond de modèle du potentiel de densification et de diversification fonctionnelle sur la base d’indicateurs tangibles, suivie de deux démarches de concertation pour approcher la pluralité de visions des sites d’étude afin d’identifier les convergences ou contradictions entre projections des acteurs décideurs et l’attendu, à partir d’une enquête d’usagers et non usagers de ces zones. La lecture croisée, portée à connaissance du panel des acteurs-décideurs, sera mise en débat et valorisée dans un exercice collaboratif expérimental faisant appel au jeu et à l’imaginaire afin de construire des scenarii en conception partenariale pour progresser sur des modèles d’urbanité négociée.
Bibliographie
Agamben G., 2014, Qu’est-ce qu’un dispositif ? Paris, Rivages, coll. « Rivages poche petite Bibliothèque », 80 pages.
Allain R., 2005, « Ville et proximité. Le point de vue d’un géographe-urbaniste », Mots. Les langages du politique, vol. n°77, en ligne.
Bordreuil S., 1995, « De la densité habitante aux densités mouvantes : l’hyperurbanité. Développement périphérique et mobilité », Les Annales de la recherche urbaine, vol n°67, p. 5-14.
Bondue J.-P. (dir.), 2004, Temps des courses, Course des temps, Lille, Publication de l’université de Lille 1, 340 pages.
Bourdin A., 2007, « Des ambiances à l’offre urbaine », Espaces et sociétés, vol. n° 130, p. 169-174.
CGEDD, 2017, Inscrire les dynamiques du commerce dans la ville durable Les fondements d’une nouvelle politique des périphéries urbaines et commerciales, Paris, Ministère du logement et de l’habitat durable, 265 p.
Chivallon C., Marme N., Prost D., 1998, « Artefact de lieu et urbanité Le centre commercial interrogé », Les Annales de la recherche urbaine, vol. n° 78, p. 28-37.
Choay F., 1994, « Le règne de l’urbain et la mort de la ville », La ville, art et architecture en Europe, 1870-1993, Paris, Seuil, p. 26-35.
Desse R.-P., 2001, Le nouveau commerce urbain. Dynamiques spatiales et stratégies des acteurs, Rennes, PUR, coll. Espace et Territoires, 200 pages.
Dubois-Taine G., Chalas Y., 1997, La Ville Emergente, Paris, l’Aube, coll. Mondes en cours. 285 pages.
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France Nation Verte, 2023, Un nouvel horizon pour les zones commerciales, Communiqué de presse, https://presse.economie.gouv.fr/11092023-dossier-de-presse-un-nouvel-horizon-pour-les-zones-commerciales/, consulté le 20/09/2023.
Gahinet, M.-C., 2018, « Les dimensions de la proximité appliquées aux achats alimentaires », Revue d’Économie Régionale & Urbaine, vol. n°5, p.1367-1390.
Gasnier A., 2019, Le commerce dans la ville, entre crise et résilience. Comment réparer, adapter, aménager les territoires marchands, Rennes PUR, coll. Espace et territoires, 298 pages.
Gasnier A. (dir.), 2010, Commerce et ville ou commerce sans la ville ? Production urbaine, stratégies entrepreneuriales et politiques territoriales de développement durable, Rennes, PUR, coll. Espace et territoires, 300 pages.
Gasnier A., 2004, « Requalification, réappropriation et urbanité », ESO – UMR 6590 CNRS, vol. n°21, p. 35-39.
Guérin-Pace F., 2003, « Vers une typologie des territoires urbains de proximité ». L’espace géographique, vol. n°3, p. 333-344.
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Jehl L., 2020, Restructurer les zones commerciales : enjeux urbanistiques et de gouvernance, pour des villes plus durables, thèse de doctorat, Lille, Université de Lille, 449 pages.
Juan S., 2011, « Paysages urbains rationalisés. De l’orthogonalité et du zonage dans la ville aux origines des circulations », Terrain, vol. n° 57, p. 158-171.
Levy J. et Lussault M., 2013, Entrée « Urbanité », Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin, p. 1053-1060.
Lemarchand N., 2016, « Circuits courts et proximité : l’espace local réenchanté ? », Mutations de l’espace marchand, Rennes, PUR, p. 141-146.
Llorente M. et al., 2020, « L’aménagement urbain, une nouvelle étape de la diversification d’actifs ? », Paris, Chaire Aménager le Grand Paris, 123 pages.
Mangin D., 2004, La ville franchisée : Formes et structures de la ville contemporaine, Paris, La Villette, 400 pages.
Mangin D., 2008, La ville passante, Paris, Parenthèse, coll. Projet urbain, 120 pages.
Moati P., 2014, « Commerce et économie. Transformation du commerce et dynamique du capitalisme », Le commerce dans tous ses états. Espaces marchands et enjeux de société, Rennes, PUR, coll. Espace et territoires, p. 267–276.
Péron R., 2001, « Le près et le proche : Les formes recomposées de la proximité commerciale », Les Annales de la recherche urbaine, vol. n°90, p. 46-57
Stock M., 2003 « Pratiques des lieux, modes d’habiter, régimes d’habiter : Pour une analyse trialogique des dimensions spatiales des sociétés humaines », Reims, Travaux de l’institut géographique de Reims, vol. n°115-118, p. 213-229.
[1] La seconde phase du programme national Action Cœur de Ville (2022) pour les villes moyennes permet aux participants d’intégrer à leur périmètre les entrées de villes à dominante commerciale. En 2023 le gouvernement annonce son « plan de transformation des zones commerciales », qui comprend une modification du code de l’urbanisme et un appui financier et technique pour les EPCI candidates à un AMI dont les 74 lauréats ont été désignés en mars 2024.
[2] F. Guérin-Pace (2003) montre que les habitants composent, par leurs pratiques et déplacements, leurs territoires de proximité (Di Méo, 1999). La proximité y ressort relative puisque les motifs de déplacement résultent d’attributs utilitaires, relationnels et hédonistes. Ces derniers, corrélés à la notion d’ambiance, contribuent à la construction de territoires marchables, tandis qu’à l’inverse, les motifs purement utilitaires, impliquent la plus forte proportion de mobilités motorisées, et s’apparentent pour le cas de l’approvisionnement à « des courses-corvées » (Bondue, 2004). Dans des modes d’habiter (Stock, 2003) et de consommer intriqués (Dugot, 2019), l’attente de proximité, en sus d’une offre pour les besoins réguliers, fait alors intervenir, quant aux arbitrages et fréquences de fréquentation, le couplage entre des critères d’accès à des fonctions, aménités et sociabilités.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
La Rédaction (28 janvier 2025). Voix de doctorant.e.s – #1 La transformation des zones d’activités à dominante commerciale au prisme des questions d’urbanité. (Xavier André). Commission Commerce, Consommation et Territoire. Consulté le 10 février 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/136f7